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Bien des gens m’ont traité de dictateur – et pire encore. Il y a peut-être une part de vérité là-dedans. Île Un est une démocratie, juridiquement parlant. Nous avons un conseil élu et pour toutes les décisions importantes, la population tout entière de la colonie est consultée et s’exprime par un vote électronique. C’est un processus assez simple quand on a affaire à une communauté peu nombreuse où tout le monde est relié au réseau de communication.

Mais la démocratie ne fonctionne que pour autant que les citoyens le veulent. Et la plupart de nos citoyens sont trop occupés par d’autres choses pour réfléchir sérieusement à la manière dont la collectivité est administrée.

Si l’on fait en sorte qu’ils aient un emploi, que les ordures soient régulièrement ramassées et que l’on ait le contrôle des moyens de communication, on devient un parfait dictateur, même dans une démocratie…

 

Cyrus S. Cobb,
enregistrements en vue
d’une autobiographie officieuse.

 

— Vide ? s’exclama David. Que voulez-vous dire par là ?

Evelyn et lui étaient aux derniers rangs du théâtre bourré à craquer. Au-dessous d’eux, sur la scène circulaire, une ravissante danseuse et son athlétique partenaire étaient en train d’exécuter un admirable pas de deux qui coupait le souffle aux spectateurs venus assister à cette représentation de La Belle au Bois Dormant.

— Il est vide, répéta à voix basse Evelyn, indifférente à la chorégraphie. Ce cylindre est entièrement vide.

— Une coquille creuse ? fit David sur le même ton, les yeux fixés sur la scène.

— Non. Un paysagiste est passé par là. C’est une jungle tropicale. Mais il n’y a personne. Pas un chat !

C’était une exhibition du Bolchoï. Les danseurs étaient à Moscou. Leur image était transmise électroniquement sur Île Un sous forme de projections holographiques en relief donnant l’impression qu’ils étaient aussi réels que s’ils se trouvaient sur la scène de la colonie. Une boucle de feed-back permettait aux réactions du public d’Île Un – surtout des applaudissements et des bravos – de se fondre à celles du public moscovite en chair et en os de sorte qu’il se créait un échange émotionnel entre les spectateurs et les artistes.

David se tourna vers Evelyn qui le scrutait intensément.

— Alors ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Sortons.

Les balletomanes mécontents protestèrent quand le couple se faufila vers la sortie en leur marchant sur les pieds. Avant de quitter la salle, David regarda une dernière fois la scène.

J’aimerais être capable de contrôler pareillement mon corps, pensa-t-il. Il avait brièvement tâté de la danse mais avait constaté qu’il était trop emprunté pour cette forme d’art. Même dans les sections de gravité nulle où des mémés obèses pouvaient facilement exécuter des figures dont aucune ballerine n’eût jamais rêvé sur la Terre, il avait conclu que la chorégraphie ne convenait pas à son tempérament.

Quand ils furent sortis du théâtre, les deux jeunes gens s’engagèrent sans hâte sur le chemin sinueux qui traversait l’un des villages épars de la colonie, pour regagner l’appartement d’Evelyn.

— Comment savez-vous tant de choses sur le cylindre B ? Il est interdit d’accès.

— J’y suis allée, répondit Evelyn avec un sourire un rien espiègle. En douce.

— Non ? Quand ça ?

— Cet après-midi.

Les magasins étaient encore presque tous ouverts. Il était encore tôt. Avisant une terrasse, David désigna de la main une table en forme de tambour.

— Comment avez-vous fait ? s’enquit-il tandis qu’ils prenaient place. L’entrée en est interdite sauf…

— Je m’y suis introduite par effraction, expliqua simplement Evelyn. Je tenais absolument à savoir ce qu’il y avait à l’intérieur. Alors, j’ai fait sauter deux serrures électroniques pour jeter un coup d’œil.

David était sidéré. Il était dépassé et ne savait plus quoi dire. Par effraction ? En trafiquant les serrures ?

Le haut-parleur encastré dans le plateau de la table grésilla :

— Qu’est-ce que ce sera ?

Evelyn tressaillit sous l’effet de la surprise mais elle se ressaisit aussitôt et répondit :

— Un whisky-soda, je vous prie.

— Avec des glaçons ?

— Un seul.

— Pour le whisky, avez-vous une marque préférée ?

— Non. Juste un bon pur malt.

— C’est noté. Nos palpeurs ont détecté la présence de deux personnes à cette table. Qu’est-ce que la seconde désire ?

— Des palpeurs ? (Evelyn avait l’air un peu étonnée.)

— Un verre de rosé, commanda David.

— Si vous voulez bien consulter la carte des vins pour faire votre choix…

Une petite section rectangulaire de la table s’éclaira : c’était un écran.

— Non, ce n’est pas la peine. Donnez-moi juste un rosé local. N’importe quelle année si elle n’est pas trop récente.

— Parfaitement, monsieur.

L’écran s’éteignit. Evelyn tapota la grille du haut-parleur du bout de l’ongle.

— C’est coupé ? On ne peut pas nous entendre ?

David fit un signe de dénégation.

— C’est un ordinateur. Ici, tout est électronique. Même les serveurs sont des robots.

Il tendit le doigt vers l’un d’eux et Evelyn trouva que le « garçon » ressemblait à s’y méprendre aux tables de la terrasse : c’était une sorte de tambour en matière plastique de la hauteur de la taille d’un homme qui se dirigeait vers eux en pivotant sur lui-même. Des verres étaient posés sur sa surface supérieure. Il fit halte devant un groupe de quatre consommateurs qui se servirent eux-mêmes.

— C’est un robot ? fit Evelyn. Je n’en avais encore jamais vu.

Le robot rentra à l’intérieur de l’établissement en se faufilant avec dextérité entre les tables et dans la petite foule qui allait et venait devant l’entrée.

— Je sais que la cafétéria du centre d’instruction est entièrement automatisée, reprit la jeune femme. Les restaurants des villages le sont aussi ?

— Presque tous. Les gens ne viennent pas sur Île Un pour être larbins et nos ingénieurs ont dû mettre au point ces robots spécialisés, pas très intelligents mais capables d’accomplir un nombre limité de besognes. Nous commençons à en vendre à la Terre. Cela fait un petit revenu supplémentaire pour la colonie.

— Et ça supprime encore des emplois pour ceux qui ont besoin de travailler !

— Ça donne du travail à ceux qui construisent et entretiennent ces robots, riposta David.

— Et les riches s’enrichissent davantage. Un chasseur d’hôtel qui n’a pas d’instruction ne deviendra jamais un informaticien.

— Si. Si on lui donne l’éducation qu’il n’a pas.

— Il y a peu de chance ! À partir de douze ans, on ne peut plus rien enseigner aux enfants : malnutrition depuis la naissance, milieu familial déficient, écoles médiocres… si jamais ils y vont…

Elle s’interrompit. Le robot venait vers eux en pivotant, deux verres posés sur un plateau. David tapa son numéro de crédit sur le clavier dont le tambour était équipé. Il y eut un bref bourdonnement, un voyant vert clignota pour confirmer que tout était en ordre et le robot dit en français « À votre santé ! », ce qui arracha un sourire à Evelyn, avant de faire demi-tour.

— Il est gentil comme tout, murmura Evelyn en le suivant des yeux tandis qu’il s’éloignait.

— Pourquoi êtes-vous allée fureter dans le cylindre B ? Vous auriez pu avoir de sérieux ennuis. Le Dr Cobb a expulsé des gens d’Île Un pour moins que cela.

Evelyn marqua un temps d’hésitation. Elle but une gorgée de whisky et reposa son verre d’un geste déterminé.

— Je n’ai jamais eu l’intention de m’établir à demeure sur Île Un, David. J’ai effectivement fait une demande de résidence permanente mais c’était une imposture. Je suis journaliste. Je suis venue faire une enquête et je compte repartir pour en rendre les résultats publics sur la Terre.

David eut l’impression qu’un étau glacé se refermait sur lui.

— Une enquête sur moi ! Vous vouliez raconter mon histoire – le bébé-éprouvette qui est devenu un homme !

Evelyn opina. Ses lèvres exsangues n’étaient plus qu’un fil.

David, son regard braqué sur elle, s’efforçait de définir ses sentiments. La peur ? La colère ? Ni l’une ni l’autre. De la souffrance, plutôt. Il avait mal. Il était déçu. Et il avait honte. Imbécile ! Et tu te figurais que tu l’intéressais réellement ?

— Eh bien, votre histoire, vous l’avez eue le soir même de votre arrivée. J’espère que vous avez été satisfaite. Tout ce que vous vouliez savoir sur l’homme artificiel, y compris sa vie sexuelle… Est-ce que j’ai été à la hauteur ? Vous désirez peut-être aussi que je pose pour des photos ?

— David, je vous en prie…

— Pourquoi êtes-vous restée après ?

Le brasier de sa fureur grandissante faisait fondre l’étau de glace qui le broyait.

— Pourquoi n’êtes-vous pas repartie le lendemain ? Vous aviez obtenu tout ce que vous souhaitiez obtenir. Bon Dieu ! Quand je pense que le Dr Cobb vous a facilité la tâche ! Il vous a jetée dans mes bras.

— C’était une coïncidence.

— Évidemment.

— Cobb n’imagine pas que je suis venue espionner. Si j’ai été obligée d’introduire une demande de résidence permanente, c’est parce qu’il ne veut pas que les journalistes mettent les pieds sur Île Un.

— Vous n’avez pas besoin de vous attarder davantage. (La voix de David était rauque.) Vous pouvez repartir dès demain par la navette.

— Pas encore, dit-elle sur un ton résolu.

Lève-toi et va-t’en, se chapitra David. Fiche le camp et ne la revois plus. Cache-toi dans les collines ou rentre lécher tes plaies chez toi sans témoins. Ne te ridiculise pas.

Néanmoins, quand il ouvrit la bouche, ce fut pour demander :

— Pourquoi ?

— Si je ne suis pas partie après… après la première nuit que nous avons passée ensemble, c’est parce que j’ai commencé à comprendre que vous étiez quelqu’un de réel, un être humain avec des sentiments et… (Elle avança la main, effleura son verre mais ne le souleva pas.) Bref, j’ai livré un combat avec ma conscience et c’est ma conscience qui l’a emporté. C’est assez rare, vous savez.

— Cela veut dire quoi ? demanda-t-il d’un ton méfiant.

Evelyn, cette fois, prit son verre et avala une généreuse gorgée de whisky.

— Que j’ai décidé de profiter de mon séjour pour essayer de trouver un autre sujet d’article. Où il ne sera pas question de vous.

— Et si vous n’en trouvez pas, vous en avez déjà un tout prêt que vous rapporterez sur la Terre. Mon histoire à moi.

— Mais j’ai mon sujet, David.

— Vraiment ?

— Le cylindre B ! (Elle se pencha en avant et poursuivit avec excitation :) C’est un radieux paradis des Tropiques mais il n’y a personne ! Pas un oiseau, pas un insecte !

David secoua la tête.

— Il faut des oiseaux et des insectes pour faire une jungle. Vous ne les avez pas remarqués, voilà tout.

— Mais où sont les habitants ? Pourquoi est-ce désert ? Qu’est-ce que Cobb fait de tout cet espace vacant ? On pourrait facilement installer là un ou deux millions de personnes. Davantage, peut-être.

— Et transformer votre paradis en îlot insalubre !

— Pourquoi ce cylindre est-il inhabité, voulez-vous me le dire ?

— Je n’en sais rien.

— Mais vous pouvez m’aider à le découvrir.

David se laissa aller contre le dossier de sa chaise, les yeux fixés sur son verre qu’il n’avait pas touché.

— Je commence à comprendre. Si je vous aide à débrouiller ce mystère, vous aurez un reportage sur Île Un plus sensationnel que l’histoire du bébé-éprouvette. C’est bien cela ?

— J’en suis persuadée, répondit-elle sur un ton vibrant.

— Et si je ne vous aide pas, vous avez l’article sur le bébé-éprouvette en réserve et il ne vous restera plus qu’à le vendre à vos employeurs à votre retour.

Elle s’assombrit.

— Je ne veux pas faire cela, David.

— Mais vous le ferez quand même s’il le faut.

— Si je dois… je ne sais pas ce que je ferai.

Moi si.

 

Le directoire ne se réunissait jamais collégialement. Les cinq personnes qui le constituaient ne se retrouvaient jamais ensemble sous le même toit. Cela ne les empêchait cependant pas de se voir régulièrement et de tenir au moins une conférence par mois même si des continents entiers les séparaient.

L’électronique abolissait les distances. Grâce aux vidéophones holographiques, ils pouvaient s’entretenir face à face exactement comme s’ils étaient dans une salle de conférence. Les cinq hommes les plus riches du monde projetaient leur image holographique par laser et les satellites-relais qu’ils possédaient et réservaient à leur usage personnel la relançaient. C’était un mode de communication onéreux mais qui garantissait le secret et assurait une sécurité totale. Même dans ces conditions, c’était mille fois meilleur marché que n’importe quelle forme de déplacement physique. Et infiniment plus rapide.

T. Hunter Garrison était assis dans son fauteuil électrique dans une pièce de l’appartement qu’il occupait au dernier étage de la tour Garrison, à Houston. Une soixantaine d’années plus tôt, il avait tenu le rôle d’Ebenezer Scrooge dans une pièce montée par un groupe théâtral estudiantin. À présent, il avait le physique du personnage : un crâne luisant ceinturé d’une frange de cheveux blancs ébouriffés, des yeux étroits perçant un visage d’oiseau de proie, une peau parcheminée, des mains tavelées qui auraient été déformées par l’arthrite s’il n’avait pas été aussi riche et aussi puissant.

Le dernier niveau de la tour qui portait son nom était tout à la fois son bureau, son parc de divertissement, son foyer. Il le quittait rarement car c’était rarement indispensable : le monde venait à lui.

Les miroirs d’angle devant lesquels il se tenait lui renvoyèrent son sourire torve. Il effleura le clavier dont était équipé l’un des bras de son fauteuil et les murs s’estompèrent, disparurent, remplacés par les images d’autres pièces, d’autres lieux.

Hideki Tanaka était dans sa résidence d’été, loin des foules grouillantes de Tokyo. C’était un homme qui avait son franc-parler, généreux, porté à rire. Mais il avait les yeux glacés d’un tueur professionnel.

Tanaka était dans son parc, assis sur un banc de bois sculpté. Derrière l’industriel, Garrison apercevait des arbres verts à la gracieuse silhouette élancée et un jardin amoureusement ratissé. À l’arrière-plan se dressait l’imposante et symétrique masse enneigée du Fuji-Yama, frémissant dans une brume bleutée.

Tanaka inclina courtoisement la tête et se lança dans quelques commentaires poétiques sur la beauté de l’été naissant. Garrison le laissa disserter à bâtons rompus tandis que d’autres décors holographiques tridimensionnels s’inscrivaient dans les miroirs. Seul le quatrième demeurait obstinément plat et continuait à remplir sa fonction de piège à reflets.

— Bien, laissa tomber Garrison, coupant net le bavardage oiseux de Tanaka. Qu’est-ce que c’est que ce putsch en Argentine ? Comment se fait-il que nous n’en ayons pas été prévenus ?

— El Libertador est devenu plus tôt que nous ne l’escomptions une force avec laquelle il faut compter, dit le Japonais. Il a tiré parti de notre assistance pour ses fins propres.

— Mais c’est un vrai furoncle, ce rigoriste ! s’exclama Wilbur St. George, l’Australien.

Il était dans son bureau de Sidney, son visage mafflu, fendu comme d’habitude par le rictus du monsieur à qui on ne la fait pas, une pipe éteinte fichée entre les dents. Par la fenêtre à laquelle il tournait le dos, on distinguait le port, l’immense opéra et les hautes arches du pont d’acier qui le dominait.

— Un furoncle bien utile, répliqua Garrison.

À Cologne, Kurt Morgenstern, un nabot au regard soupçonneux, le teint brouillé et le muscle avachi mais qui contrôlait quasiment tout le potentiel industriel de l’Europe centrale ; dodelina du menton et dit :

— Il n’acceptera pas de se rendre à nos suggestions. Des gens à moi ont essayé de… euh… de l’orienter mais il refuse de les écouter.

— Que les dieux nous protègent des hommes assurés d’avoir raison, sourit Tanaka.

— C’est aussi ce qu’on m’a rapporté, confirma St. George. Un révolutionnaire à tous crins qui a mangé du lion. Incapable de prêter l’oreille à la voix de la raison. Impossible de lui faire confiance.

Le dernier miroir se dématérialisa à son tour, laissant apparaître l’image de Jamil al-Hachémi, allongé sur des coussins dans le compartiment privé d’une caravane d’un luxe époustouflant.

— Pardonnez mon retard, s’excusa-t-il. J’étais retenu par des affaires personnelles urgentes.

— Nous parlions de ce Libertador, lui annonça Garrison avec, dans la voix, la raucité presque imperceptible de l’accent texan de sa jeunesse. Croyez-vous qu’il soit possible de nous servir de lui de façon plus directe ?

Al-Hachémi haussa les épaules.

— Ce n’est pas exclu mais j’en doute. Certes, il a une large audience auprès de ces jeunes révoltés…

— Le Front révolutionnaire des peuples, grommela Morgenstern avec un mépris évident.

— Ils sont vigoureux et ont la vue courte mais ils sont fermement convaincus qu’il faut détruire le Gouvernement mondial.

— Ce qui fait d’eux un instrument idéal pour nous, dit Garrison.

— Mais ce sont de dangereux fanatiques, attention, intervint Tanaka. Le F.R.P. nous hait – nous, les consortiums – tout autant qu’il hait le Gouvernement mondial.

— El Libertador aussi, fit St. George.

— Je persiste quand même à penser que ces gens-là peuvent nous être utiles, insista Garrison. D’accord, El Libertador est un fieffé idéaliste qui s’imagine qu’il va changer le monde. Il nous exècre. Ça ne l’empêche cependant pas d’accepter l’argent et le matériel que nous lui fournissons, qu’il le sache ou pas, qu’il l’avoue ou pas. Tant qu’il harcèle le G.M., il travaille pour nous et nous devons l’aider dans toute la mesure du possible.

Les autres approuvèrent et al-Hachémi enchaîna :

— Avec le F.R.P., c’est à peu près du pareil au même. J’ai réussi à rallier quelques-uns de ses groupes locaux en Irak à nos objectifs. J’arrose un de leurs chefs. Et pas seulement d’argent. De conseils, aussi.

— Jusqu’au jour où il vous tranchera la gorge, bougonna St. George.

Al-Hachémi eut un sourire glacé.

— Il ne vivra pas assez longtemps pour ça, croyez-moi.

— Bon, reprit Garrison. Dans ce cas, je suis d’avis de continuer à soutenir El Libertador. Finançons-le. Mettons nos équipes climatologiques au travail dans les pays voisins de façon à créer des conditions d’environnement qui ébranleront les gouvernements en place et attiseront le mécontentement des populations envers le G.M.

Morgenstern secoua la tête d’un air chagrin.

— Quelles misères nous provoquons ! Quand je pense à ce que nous faisons, je me demande… Des gens meurent à cause de nous ! Est-ce donc vraiment nécessaire ? Nous faut-il absolument fabriquer des inondations et des sécheresses ? Songez à l’épidémie de typhoïde qui ravage actuellement l’Inde et le Pakistan.

— Que voulez-vous y faire ? rétorqua St. George.

— Mais nous en sommes responsables !

— Seulement de manière indirecte. Se ces crouillats avaient des services d’hygiène et de prophylaxie dignes de ce nom…

— Et s’ils adoptaient tant soit peu des mesures de contrôle des naissances, ajouta al-Hachémi.

Mais Morgenstern n’était toujours pas convaincu :

— Nous perturbons les climats. Nous tuons ces pauvres malheureux. Pourquoi ? Sommes-nous donc dans une situation à tel point désespérée…

— Oui, le coupa sèchement Garrison. Nous sommes dans une situation désespérée et c’est pourquoi nous devons nous battre. Si nous restons à nous tourner les pouces en laissant le Gouvernement mondial libre d’agir à sa guise, nous finirons à l’asile tous autant que nous sommes. La race humaine ne sera plus qu’une horde de chiens affamés et gémissants. Le monde entier sera réduit à la situation dans laquelle se débat l’Inde – plus pauvre que Job.

— Je connais les prévisions des ordinateurs…

— Absolument ! La politique du Gouvernement mondial nous entraînera tous à la ruine. C’est la raison pour laquelle nous devons faire feu de tout bois pour nous débarrasser de lui, utiliser tout ce qui se présente… le F.R.P., El Libertador, n’importe quoi et n’importe qui.

— Mais est-il bien avisé d’aider El Libertador à s’emparer d’autres pays encore ? demanda Tanaka sans se départir de son perpétuel sourire. Chaque fois qu’il met la main sur un pays, nous perdons ses capacités productrices et son armée de main-d’œuvre.

— Plus des débouchés, renchérit St. George.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? objecta Garrison. Admettons même que toute l’Amérique du Sud nous échappe. Cela représenterait quoi ? Une perte de dix pour cent tout au plus.

— Dix pour cent, c’est déjà le Brésil à lui seul, souligna Morgenstern.

— Eh bien, si c’est le prix que nous devons payer, c’est encore donné !

— Ce serait une part importante de mon marché, protesta l’Allemand.

— Du mien aussi mais on vous dédommagera. D’ailleurs, un régime révolutionnaire ne dure jamais bien longtemps. Quand El Libertador aura contribué en ce qui le concerne à la mise au pas du Gouvernement mondial, son château de cartes s’écroulera. Alors, nous aurons tous les marchés de la planète à nous… et à nos conditions.

Ces propos rassérénèrent un peu Morgenstern – mais pas complètement.

Garrison étudia tour à tour ses quatre partenaires en se grattant le menton.

— Messieurs, le moment est venu de rassembler tous ces groupes révolutionnaires mal dégrossis en un mouvement unique qui jettera bas le Gouvernement mondial.

— Cela provoquerait un bain de sang et ce serait le chaos, dit Tanaka.

— C’est vrai mais nous n’avons pas le choix. Ou c’est le G.M. qui saute ou c’est nous qui serons liquidés. Et ni vous ni moi ne nous laisserons faire sans livrer bataille.

Les autres acquiescèrent, la plupart à contrecœur et la mine lugubre. Mais personne n’exprima un avis contraire.

— Bien. L’opération Substitut est en attente dans les archives de données depuis des années. Il est temps de la déclencher, de faire passer Île Un à l’action et de préparer une offensive planétaire coordonnée de nos bravaches révolutionnaires.

— Une guerre civile globale, murmura Morgenstern, encore plus pâle qu’à l’ordinaire.

— À propos d’Île Un…, intervint St. George, je ne crois pas que l’ami Cobb approuvera nos projets.

— Il fera ce qu’on lui dira de faire, répliqua Garrison. Il n’a pas le choix, en l’occurrence.

— C’est un homme d’esprit très indépendant. Êtes-vous certain qu’on puisse se fier à lui ? demanda Tanaka.

— Je ne me fie à personne. Je le contrôle.

— J’ai une espionne sur Île Un, vous savez, fit l’Australien. Elle ne sait naturellement pas qu’elle en est une. Elle croit qu’elle va révéler un scandale pour le compte d’International News.

Garrison s’esclaffa.

— Cobb lui dira de prendre ses cliques et ses claques avant un mois.

— On verra bien, rétorqua St. George sur un ton guindé.

— En attendant, que chacun d’entre vous contacte les groupes du F.R.P. dans sa zone d’influence. Mon organisation a déjà infiltré deux agents aux États-Unis. Je sais que l’un d’eux est à New York. Il va falloir les activer. C’est le moment de combattre le feu par le feu.

Le complexe sportif d’Île Un était exclusivement réservé aux amateurs. Le Dr. Cobb avait interdit l’accès de la colonie aux athlètes professionnels bien que les colons fussent libres de suivre à la télévision les rencontres pro qui se déroulaient sur la Terre.

— Ici, pas de violence par procuration, disait-il à tous les nouveaux. Pas d’équipes organisées, pas de compétitions organisées et pas de paris organisés. Je n’en veux pas.

Cela n’empêchait pas qu’il y eût des compétitions et des paris, ce qu’il avait d’ailleurs prévu, mais cela se passait entre amateurs et il ne s’agissait que de matches amicaux.

Les gymnases, les piscines et toutes les autres installations étaient rassemblés à l’extrémité du cylindre principal, à l’opposé des quais où s’amarraient les astronefs, pas loin de la maison de David. Le complexe sportif était construit sur les pentes des collines de façon que les athlètes puissent s’entraîner sous la gravité de leur choix qui variait de la normale au pied des hauteurs à zéro au centre axial du cylindre.

Sous 0 G, le sport était à trois dimensions. Quand les notions de « haut » et de « bas » cessent d’avoir une signification physique, les planchers, les murs et les plafonds ne sont plus que des surfaces de rebond. La pelote devenait un jeu particulièrement délicat et avant que Cobb eût fait agrandir les terrains sans souci de la réglementation en vigueur sur la Terre, les colons étaient plus souvent hospitalisés à la suite de blessures dues à ce sport que pour les accidents du travail. Cobb, quant à lui, était un fanatique du jeu sous gravité nulle.

— Comme ça, un vieux cruchon comme moi a sa chance contre ces jeunes pleins de muscles, disait-il.

Et le vieux cruchon étrillait les jeunes gens trop ardents, après quoi, ruisselant de sueur, il les consolait d’un « Ne vous laissez pas abattre, je ne le dirai à personne », accompagné d’un sourire torve.

David connaissait toutes ses attaques et la plupart de ses coups fourrés. Il jouait avec lui sous 0 G depuis son enfance et il y avait belle lurette qu’il avait compris que s’il gardait son sang-froid et se concentrait sur la balle, ses réflexes de vingt ans et son endurance supérieure lui permettaient de battre le vieil homme. En général.

Mais, aujourd’hui, il ne pensait qu’à Evelyn et au silence de l’ordinateur concernant le cylindre B. La balle de caoutchouc durci passa en sifflant au ras de son oreille gauche avant même qu’il se fût rendu compte que Cobb la lui avait renvoyée. Il pivota en décollant du sol juste à temps pour la voir caramboler en frappant l’angle du plafond et filer à tire-d’aile. Moulinant des bras comme un nageur qui barbote, il réussit tout juste à la récupérer et à la relancer en direction du mur le plus éloigné.

Il vit du coin de l’œil Cobb se balancer la tête en bas un peu plus loin. Le vieil homme adorait déconcerter ses adversaires avec des manœuvres insensées. Maigre et long comme un jour sans pain, on disait souvent qu’il avait le physique même du Yankee de la Nouvelle-Angleterre, sec comme un coup de fouet et noueux comme une trique. Pour David, il évoquait l’Oncle Sam des livres d’école – moins la barbiche et les longs cheveux blancs. Les cheveux de Cobb étaient blancs, certes, mais coupés si ras qu’il avait l’air chauve.

Son visage grave était un fouillis de sillons racornis tandis qu’il suivait des yeux la trajectoire de la balle. Quand il l’étudiait, ce visage puissant, inflexible, rugueux, faisait souvent penser à David au granit de la Nouvelle-Angleterre.

D’une détente des jambes, Cobb intercepta la balle. Sa main fulgura et ce fut au tour de David de la rattraper et de la renvoyer. Mais il rata son coup, s’envola et son épaule heurta l’épais rembourrage de protection qui recouvrait le mur.

— À moi le point ! s’écria triomphalement le Dr Cobb. (Il se propulsa vers le jeune homme et lui demanda de sa voix bourrue :) Tu t’es fait mal ?

— Non, répondit David en se massant l’épaule. Rien de grave.

La balle continuait de rebondir de mur en mur, perdant un peu de son élan et de sa vitesse à chaque impact.

— Cela fait des mois que tu n’as pas joué aussi mal, reprit Cobb. Qu’est-ce qui te tracasse ?

Il y avait longtemps que David avait appris qu’il ne pouvait pas garder beaucoup de secrets devant Cobb.

— Pourquoi n’a-t-on pas le droit d’entrer dans le cylindre B ?

— Ah ! C’est donc ça ! (Cobb exhala un soupir las.) Elle essaie de te tirer les vers du nez, n’est-ce pas ?

Ce n’était pas une question mais une constatation.

— Qui, elle ?

— Evelyn Hall, la petite journaliste d’International News. Elle s’est introduite en douce dans le B, hier. Je suppose qu’elle se prend pour un maître espion.

— Vous êtes au courant ?

— Je l’ai observée. Rien de ce qui se passe dans la colonie ne m’échappe, tu devrais le savoir.

— Alors, elle et moi… vous êtes également au courant ?

David se sentait brusquement tout penaud. Cobb lui ébouriffa les cheveux.

— Je ne m’occupe pas de la vie privée des gens. Je me contente d’avoir l’œil aux affaires publiques – sur les petits curieux qui déclenchent les signaux d’alarme quand ils pénètrent par effraction dans les endroits interdits, par exemple.

— Pourquoi m’avez-vous désigné pour être son guide quand elle est arrivée ?

Cobb haussa les épaules. La transpiration marquait son survêtement de taches sombres.

— J’ai pensé qu’il serait bon que tu fasses maintenant connaissance avec des gens étrangers à la colonie pour que tu apprennes comment te comporter avec eux.

— Mais elle était venue pour se renseigner sur moi.

— Je m’en doutais. J’ai voulu lui épargner la peine de te chercher et te donner l’occasion d’une confrontation avec quelqu’un qui avait l’intention de te manipuler. J’étais sûr que tu verrais clair dans son jeu.

— Eh bien, ça n’a pas été le cas.

— Elle t’a rudement bien roulé dans la farine, hein ?

Bien que David eût le feu aux joues, il ne put s’empêcher de sourire.

— Ça, on peut le dire !

— Qu’est-ce que tu en penses, maintenant ?

— Je suis… paumé, avoua le jeune homme. Perplexe. Elle veut savoir de quoi il retourne au juste pour le cylindre B et publier un article à ce sujet quand elle sera rentrée.

Prenant appui du pied contre le mur, Cobb se propulsa vers la balle qui dérivait lentement.

— Il n’y a rien dans le cylindre B, lança-t-il par-dessus son épaule. Il est vide.

David le rejoignit.

— Pourquoi ?

— Parce que ce sont les ordres du directoire. La colonie est la propriété de ces messieurs, ils l’ont construite avec leur bon argent et ils ont le droit d’en faire ce que bon leur semble.

— Mais pourquoi le laisser vide ? C’est de l’espace gâché.

Cobb happa la balle au milieu des airs et, d’une torsion du corps, fit face au garçon.

— Non, mon petit, ce n’est pas du gaspillage. Nous venons de recevoir des directives : nous allons y édifier des maisons.

— Oh ! (David éprouvait un certain soulagement.) Quel genre de maisons ? Et combien ?

— Des palais, répondit Cobb avec un large sourire. Et il y en aura cinq.

— Seulement cinq ? Pour tout le cylindre ?

La stupéfaction de David était si vive que sa voix s’éraillait.

— Ce sont les instructions du directoire. Cinq grandes demeures. Le cylindre aura encore l’air aussi vide après.

— Mais pourquoi… pourquoi est-ce qu’ils…

— Ne décèles-tu pas une corrélation entre le fait que le directoire a ordonné que l’on construise cinq maisons et le fait que ledit directoire de la société anonyme pour le développement d’Île Un comprend cinq – je dis bien : cinq – administrateurs ? demanda Cobb, le sourcil circonflexe.

David le dévisagea en clignant les yeux et le vieil homme le prit par l’épaule.

— Allons, viens, mon garçon. C’est l’heure de la douche.

— Non, attendez, fit David en se dégageant. Où voulez-vous en venir ? Qu’entendez-vous exactement par là ?

— Tu veux être prévisionniste, répliqua Cobb, la mine grave. Si tu cherches à déterminer les tendances économiques et sociopolitiques du monde, que conclus-tu ?

— Il n’y a pas une seule tendance clairement indiquée, fit David en secouant la tête.

— Oh que si ! Aussi vrai qu’il y a des impôts. Le chaos ! L’apocalypse ! Le Gouvernement mondial essaie de maintenir un minimum de stabilité globale mais il existe des mouvements révolutionnaires un peu partout. Qu’il s’agisse d’El Libertador, en Amérique du Sud ou du F.R.P. au Moyen-Orient, le G.M. se débat dans les pires difficultés.

— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec Île Un ?

— Nous sommes l’issue de secours, mon petit. Ces messieurs du directoire sentent le sol céder sous leurs pieds. Une catastrophe à l’échelle de la planète. Le Gouvernement mondial pourrait bien s’effondrer. Cela risque d’être le chambardement et la révolution d’un bout à l’autre de la Terre. Ces hommes veulent se mettre à l’abri avec leurs familles. Ils ont réservé le cylindre B à leur usage personnel.

— Et ils laisseraient le monde s’écrouler derrière eux ?

— Ils ne peuvent rien faire pour l’empêcher – même s’ils le voulaient.

— Je ne peux pas croire une chose pareille !

Eh bien… il y a un détail. Quand le directoire aura transporté ses pénates ici, nous aurons les moyens de descendre en flammes tout envahisseur éventuel.